Astrid Wüthrich est vice-directrice de l'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) depuis 2021 et responsable de la Plateforme nationale contre la pauvreté. Historienne et sociologue, elle possède un diplôme postgrade en management de la santé publique. Responsable à l'OFAS du domaine Familles, générations et société, elle est en charge des thèmes suivants : allocations familiales, conciliation entre travail et famille, politique de l'enfance et de la jeunesse, ainsi que politique de la vieillesse.
Interview

« Je souhaiterais que ces connaissances soient encore davantage diffusées. »

03.06.2024
2/24

« La pauvreté reste parfois un sujet marginal dans notre Suisse prospère », déclare Astrid Wüthrich. Elle dirige depuis 2021 la Plateforme nationale contre la pauvreté de la Confédération. Grâce à son travail, elle espère pouvoir sensibiliser les pouvoirs politiques et la population au thème de la pauvreté. Le Conseil fédéral statuera prochainement sur la poursuite de la plateforme.* Le premier rapport sur le monitoring de la pauvreté sera publié en 2025.

ZESO : Madame Wüthrich, il y a dix ans, la Confédération lançait le Programme national de prévention et de lutte contre la pauvreté. La Plateforme contre la pauvreté a été créée il y a cinq ans pour mettre en œuvre ses objectifs. Elle a réalisé un grand nombre d'études et d’événements. Le deuxième programme quinquennal s'achève à présent. Quels en ont été les résultats à ce jour ?

Astrid Wüthrich : L'évaluation du programme sera publiée prochainement. Par rapport aux ressources allouées, elle montre que le programme a permis d’obtenir de très bons résultats. Notre objectif était de générer des bases et connaissances sur certaines thématiques liées à la pauvreté afin d’élaborer des guides pratiques qui semblent être très appréciés. Il était également très important de connecter les acteurs par le biais de la plateforme et des groupes d'accompagnement. Je souhaiterais que les connaissances et outils profitent d’une diffusion et d’une mise en œuvre encore plus larges. Nous avons certes un public fidèle, mais nous aimerions avoir davantage de canaux pour être mieux connus et poursuivre la mise en œuvre avec les cantons.

Pendant la pandémie de coronavirus, la pauvreté a soudain revêtu un nouveau visage via toutes ces personnes qui faisaient la queue pour la distribution alimentaire – une image inhabituelle pour la Suisse. La prévention de la pauvreté est ainsi devenue un sujet important – du point de vue de l'aide sociale, la prévention a été un succès. Quel a été le rôle de la plateforme à cet égard ?

Au début, l'inquiétude était grande – y compris du côté de la CSIAS – quant à une rapide hausse de la pauvreté face à la situation préoccupante. La mission de la plateforme a été de rassembler les connaissances, de réunir les services concernés par le thème de la pauvreté et d'identifier les champs d’action prioritaires. Jusqu'en 2022, la plateforme a également assuré un suivi des études et publications consacrées à l'impact de la pandémie sur la pauvreté en Suisse. Un rapport de synthèse a été rédigé à ce sujet.

Outre la pandémie, la plateforme s'est penchée sur plusieurs autres thèmes prioritaires. Elle s’est par exemple intéressée aux adolescents et jeunes adultes confrontés à des problématiques multiples. Quels résultats concrets ont été obtenus dans ce contexte ?

En parcourant l’étude, on pense souvent : « Oui, c'est une évidence. » Cependant, elle fournit pour la première fois une présentation structurée et scientifiquement étayée des différentes facettes du phénomène. À mon sens, il est par exemple important qu’elle ait mis en exergue certains groupes particulièrement vulnérables tels que – sans surprise – les jeunes mères. Elles doivent non seulement suivre une formation et gérer leur entrée dans la vie professionnelle, tout en faisant face à d'énormes difficultés du fait de leur maternité. C'est une situation qui requiert des actions concrètes, même s’il existe déjà quelques exemples de bonnes pratiques, surtout au niveau local. Aujourd’hui, les offres ne sont pas encore mises en œuvre à l’échelle nationale.

La plateforme s'est également penchée en détail sur le thème de la formation/des compétences de base et de la pauvreté, qui est également prioritaire pour la CSIAS. Votre objectif était d’atteindre les personnes sans formation dans leur milieu de vie et de découvrir pourquoi elles ne se forment pas. Quelles sont vos conclusions ?

La formation reste clairement la principale porte d’accès au marché du travail. Pourtant, certaines personnes ne suivent pas de formation professionnelle. Selon l'une de nos études, réalisée avec la participation de personnes concernées, il existe différents types de bénéficiaires de l'aide sociale sans formation. Certains sont intéressés par les offres de formation proposées et en profitent. D'autres, comme les jeunes mères célibataires, ne possèdent pas les ressources nécessaires, en raison du travail à temps partiel, des obligations familiales et du stress de la pauvreté. D'autres personnes ne sont pas disposées à suivre d'autres mesures de formation parce qu’elles ont dû entreprendre un parcours du combattant pour faire valoir leur droit à l'aide sociale. Elles éprouvent alors le sentiment de devoir sans cesse répondre à des exigences pour percevoir l'aide sociale. Il est donc primordial d'adapter les mesures aux besoins de ces différents groupes.

Certains ont été quelque peu surpris de l’importance du thème de la participation pour la plateforme, concrétisée par un projet pratique. Comment cela s'est-il passé ?

Tout a commencé par l’examen de la situation juridique des personnes touchées par la pauvreté, qui mettait en exergue de grandes inégalités dans l'aide sociale. Comment les personnes concernées sont-elles, par exemple, informées qu’elles ont affaire à une décision sujette à recours ? Quels sont les délais de recours ? J'ai trouvé étonnant que les conclusions que nous avions présentées lors d'une conférence participative n'aient pas suscité un plus grand écho auprès des acteurs concernés. Même si l'aide sociale relève de la compétence des cantons, il faudrait s’engager en faveur de conditions-cadres aussi uniformes que possible.

La CSIAS s'est penchée sur le sujet. C'est surtout l'accès au conseil juridique qui nous préoccupe. Dans ce domaine, l'étude a également identifié des lacunes considérables. Elle préconisait de promouvoir les compétences et ressources des services de conseil juridique par l’octroi de moyens financiers supplémentaires.

Certaines villes ont déjà réagi et ont commencé à financer, par exemple, un service de conseil juridique. Et il y a aussi des initiatives privées à différents endroits. C’est un bel exemple de l'impact concret de notre travail. Après la conférence, à laquelle ont également participé des personnes concernées, nous avons décidé de tirer parti des expériences positives et de continuer à travailler sur ce point. Nous avons fait réaliser une étude, rédigée à nouveau de manière participative, visant à démontrer les possibilités de donner une voix représentative aux personnes touchées par la pauvreté. Pour la prochaine étape, nous prévoyons d'examiner plus en détail les possibilités concrètes.

Avez-vous déjà une idée des possibilités de donner une voix représentative aux personnes en situation de pauvreté ?

La forme exacte et l’implication d’une telle structure dans les processus politiques restent à examiner. Comment cet organe souhaite-t-il être perçu et entend-il travailler ? Ce sont de nombreuses questions à examiner.

Les familles constituent un autre thème prioritaire. Elles sont particulièrement exposées au risque de pauvreté. Les familles subissent un stress financier face à la hausse des loyers et des primes d'assurance-maladie. Qu’a accompli la plateforme à cet égard ?

L'étude sur la pauvreté des familles se poursuit jusqu'à l'automne prochain. Elle nous permettra de clôturer le programme quinquennal. Il est beaucoup question des enfants ces derniers temps, mais nous souhaitons nous concentrer sur la pauvreté des familles, car les enfants font toujours partie d'un système familial, même s'ils ne vivent pas directement avec leur famille. Il est évident que nous nous pencherons aussi sur la situation des enfants et l’impact de la pauvreté sur ce groupe d’âge. Outre le débat sur la pauvreté des familles, nous pourrions aussi envisager d'examiner en détail les possibilités d’apporter un meilleur soutien aux familles en situation de précarité. Il y a eu des interventions parlementaires à ce sujet, mais elles n'ont pas trouvé de majorité. C'est dommage.

Les activités cantonales liées à l’établissement de rapports sociaux et sur la pauvreté ont nettement augmenté depuis les années 2000. À ce jour, 21 cantons ont publié au moins une fois un rapport social, un rapport sur la pauvreté ou un autre type de rapport social. Il est désormais prévu d'établir un monitoring national de la pauvreté. Que peut-il apporter ?

Nous sommes chargés par le Parlement de publier tous les cinq ans un rapport national sur la pauvreté. Ce rapport doit, d'une part, donner un aperçu général de la pauvreté au sein de la population en examinant différents domaines de la vie. D'autre part, il doit présenter des mesures de prévention et de lutte contre la pauvreté. Ce monitoring de la pauvreté fournira donc à la Confédération, aux cantons et aux communes des connaissances de pilotage pour continuer à développer la prévention et la lutte contre la pauvreté.

Pourquoi ne pas utiliser les rapports spécifiques aux cantons ?

Les rapports divergent fortement entre les cantons, ce qui est dû à des priorités différentes, aux données disponibles et à d'autres facteurs. Nous avons analysé la situation et également publié un rapport à ce sujet. Pour pouvoir faire des déclarations sur la situation des personnes concernées dans toute la Suisse, nous sommes tributaires de statistiques et bases de données nationales, établies par l'Office fédéral de la statistique, ou encore de données provenant des assurances sociales.

Le premier rapport devrait être disponible fin 2025. Qu'en attendez-vous personnellement ?

Je souhaiterais que le rapport sensibilise les pouvoirs politiques et la population. La pauvreté reste parfois un sujet marginal dans notre Suisse prospère. De plus, j'espère que le rapport déclenchera ou intensifiera un dialogue entre les instances compétentes aux niveaux fédéral, cantonal et communal. La prévention et la lutte contre la pauvreté interviennent dans de nombreux domaines de la vie et constituent donc une tâche à aborder dans différents domaines politiques.

La question se pose à présent de savoir si le programme de lutte contre la pauvreté se poursuivra. Le taux de pauvreté tend à augmenter depuis 2014. Le programme n’a-t-il pas eu l’effet escompté ?

C'est une discussion que nous menons également avec d'autres instances fédérales. Nos moyens s'élèvent à environ CHF 250’000.– par an, un montant qui ne nous permet pas de réduire le taux de pauvreté. Nous pouvons toutefois élaborer des connaissances de base, présenter les meilleures pratiques et mettre en réseau les acteurs. Nous nous considérons plutôt comme un moteur qui intervient à travers le réseautage, la prise en compte des thèmes-clés et la mise à disposition des connaissances.

La décision du Conseil fédéral sur la poursuite ou non de la plateforme et du monitoring devrait tomber dans les semaines à venir. Comment se présentera-t-elle, à votre avis ?

La décision reste incertaine. Le monitoring de la pauvreté sera de toute façon réalisé, et il faut donc une structure pour discuter les données collectées. Dans tous les cas, la prévention de la pauvreté est une mission permanente pour la Confédération, indépendamment du maintien ou non de la plateforme.

Comment se présenterait la plateforme à l'avenir ? Que manque-t-il encore ?

Comme évoqué, nous avons obtenu de nombreux résultats avec peu de moyens et nous souhaitons qu’ils soient encore plus largement diffusés. À cette fin, nous aimerions renforcer la collaboration avec les cantons et les communes, mais aussi avec des acteurs comme la CSIAS, afin de traiter davantage de thèmes ensemble. Nous cherchons aussi à donner la parole aux personnes touchées par la pauvreté dans les processus politiques. La participation était déjà un thème prioritaire dans la phase qui s'achève, et nous avons organisé différentes activités, en impliquant des personnes touchées ou ayant connu la pauvreté.

D'où provient votre engagement personnel pour la prévention de la pauvreté ? Avez-vous été confrontée à la pauvreté dans votre vie ?

Personnellement, j'ai grandi dans des conditions plutôt modestes. Dans les années 1980, de nombreux étrangers vivaient déjà à Kreuzlingen, où j'ai grandi. À l’école, près de la moitié des enfants venaient d'Italie, de l’ex-Yougoslavie, de Turquie. Leurs parents travaillaient souvent comme ouvriers. Des enfants de ma classe vivaient dans la pauvreté parce que leur mère était seule à les élever, qu'elle soit veuve ou divorcée. Quand je revois mes anciens camarades de classe aujourd'hui, l'influence de leur origine sur leur vie est évidente. Certains ont connu une ascension sociale, et d’autres ont suivi une carrière professionnelle remarquablement similaire à celle de leurs parents avec des contrats de travail à durée déterminée ou des postes d’ouvriers. En règle générale, je pense qu'il est dans l'intérêt de l'État d’œuvrer en faveur de l'égalité des chances afin que la pauvreté ne devienne pas une stigmatisation, mais que les personnes concernées profitent d’un soutien adéquat pour la surmonter.

Plateforme nationale contre la pauvreté

Le Programme national de prévention et de lutte contre la pauvreté a été lancé en 2014 pour mettre en œuvre la stratégie de lutte contre la pauvreté adoptée en 2010. Depuis 2019 et jusqu'en 2024, la Confédération, les cantons, les villes, les communes ainsi que les organisations non gouvernementales mettent en œuvre la Plateforme nationale contre la pauvreté. La Confédération met à disposition un montant total annuel de CHF 250’000.– pour les activités de la plateforme. Depuis 2019, la plateforme a rassemblé des connaissances, élaboré des bases, identifié des approches innovantes, informé et mis en réseau des professionnels sur des thèmes prioritaires de prévention et de lutte contre la pauvreté. Le travail s’est concentré sur quatre champs d'action : formation, intégration sociale et insertion professionnelle, ainsi que conditions de vie (logement, famille, etc.). Lors de la Conférence nationale contre la pauvreté organisée en août 2024, elle dressera un bilan et discutera des besoins actuels et futurs en matière de prévention et de lutte contre la pauvreté en Suisse avec des experts, des responsables politiques, des personnes en situation de pauvreté, des chercheurs et d'autres personnes intéressées.