Le jardin du bistrot Crescenda.
Reportage

Modèles d’insertion professionnelle innovante pour les femmes

03.12.2023
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Depuis près de 20 ans, l'association privée Crescenda à Bâle soutient les femmes immigrées et réfugiées dans la création de leur propre entreprise ou leur intégration sur le marché du travail grâce à des projets d'insertion innovants. Environ 80 % des participantes trouvent ainsi un emploi dans les deux ans.

Chaque jour, une femme différente cuisine des spécialités culinaires de son pays à la Bundesstrasse 5, au cœur du quartier résidentiel de Bâle-Ville. Les mets sont ensuite proposés au Bistrot Crescenda. La maison de maître de trois étages n'abrite pas seulement le restaurant, mais aussi le siège de l'association Crescenda, qui s'engage pour l'insertion des femmes immigrées et réfugiées.

S’inspirant de projets internationaux de microcrédits accordés à des entrepreneuses en Inde, l’avocate et entrepreneuse Béatrice Speiser a fondé Crescenda en 2004. Dès le début, le projet a suscité un grand intérêt auprès du public, surtout au regard des parcours de vie et idées commerciales des femmes. L’association a été récompensée à plusieurs reprises, notamment par le Prix suisse de l'intégration.

Crescenda vise avant tout à développer le potentiel des femmes, en allant à leur rencontre pour répondre à leurs besoins. « Ce qui caractérise notre projet, c'est que les femmes nous sollicitent de leur propre initiative. Nous faisons de la publicité sur différents canaux, mais la plupart d'entre elles nous sollicitent sur recommandation d'anciennes étudiantes », explique Corinna Zuckerman, codirectrice de l'association. La communauté Crescenda inclut les participantes actuelles, plus de 200 anciennes élèves, ainsi que plus de 60 bénévoles, amis et connaissances du réseau Crescenda. Grâce à divers événements et fêtes organisés avec cette communauté, les femmes disposent de nombreuses possibilités pour élargir leur réseau et nouer des contacts en dehors de leur système familial.

Double discrimination

« Les femmes issues de la migration sont souvent doublement discriminées », explique Corinna Zuckerman. En raison du contexte migratoire, les qualifications, surtout celles des personnes originaires de pays tiers, ne sont souvent pas reconnues, sans parler de certaines expériences qui ne peuvent pas être attestées par un diplôme. À cela s'ajoutent les expériences parfois traumatisantes endurées pendant la fuite. Crescenda souhaite mettre en lumière ces défis spécifiques afin que l'opinion publique comprenne mieux les femmes ayant un passé migratoire. La plupart du temps, les mesures d'intégration se limitent aux pères des familles immigrantes. Il peut s'écouler jusqu'à 20 ans avant que les femmes ne se présentent chez Crescenda. Il n'y a donc pas de limite d'âge, le besoin de se former peut survenir à chaque nouvelle étape de vie. « Nous créons un cadre sécurisant pour les participantes afin qu'elles puissent reprendre confiance en elles. Avec la mise en pratique quotidienne des connaissances linguistiques, l'insertion est accélérée. » Cette approche porte ses fruits. « Nous sommes fiers de notre taux d'intégration », explique la codirectrice. En effet, 80 % des femmes trouvent un emploi dans les deux ans. Crescenda considère dès lors son programme comme un instrument d'insertion professionnelle, associé à des mesures sociales indispensables.

Offres axées sur les besoins

À ses débuts, l'association accompagnait des femmes dans la création de leur propre entreprise. Pour de nombreuses participantes au cours de création d'entreprise, cette démarche représentait et représente toujours une véritable alternative au marché du travail qui sous-estime souvent leur potentiel. Les conditions pour participer au cours de création d'entreprise sont un niveau linguistique B1 dans une langue nationale ou en anglais, ainsi que des connaissances de base en informatique.

Au fil des ans, l'offre s'est développée en fonction des besoins identifiés. De plus en plus de femmes, pour lesquelles la création d'entreprise n'était pas accessible, se sont tournées vers Crescenda. Elles avaient surtout besoin d’aide pour apprendre la langue et intégrer le marché du travail.

Atelier d'apprentissage interne

Après l'ouverture du bistrot, un deuxième pilier a vu le jour, à savoir une formation axée sur l'insertion professionnelle dans les secteurs de la gastronomie, de l'économie domestique et de la prise en charge/des soins. Les exigences sont un niveau linguistique A2 et une grande motivation personnelle. Après un premier entretien individuel, les personnes intéressées participent à une journée d'information, au cours de laquelle leurs connaissances en allemand sont également testées. « Il y a des femmes à qui nous suggérons de revenir après un an, car leurs connaissances linguistiques sont encore trop rudimentaires. Elles peuvent alors suivre un cours d'allemand gratuit dispensé dans les locaux de Crescenda depuis le printemps 2023 », explique Corinna. Les participantes profitent d’une orientation professionnelle théorique pendant la première moitié du cours, suivie de trois mois de stage pratique. Selon les souhaits et perspectives d’évolution, celui-ci peut se dérouler au bistrot ou chez l'un des nombreux partenaires externes. Au terme de la formation professionnelle, les participantes peuvent postuler pour un emploi temporaire au bistrot et acquérir ainsi une première expérience concrète. « Ces missions sont rémunérées et toujours étroitement encadrées », précise Corinna. Avec le soutien de leurs coaches individuels, d'autres participantes trouvent un emploi chez l’un de nos partenaires ou dans d'autres entreprises, principalement dans la gastronomie, le care ou le nettoyage. La formation professionnelle payante est en général prise en charge par l'aide sociale de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne.

Crescenda dispose d'un large réseau d’entreprises partenaires. La pénurie générale de main-d'œuvre qualifiée est actuellement un avantage pour l'insertion des étudiantes. En effet, les sociétés s'adressent plus souvent à Crescenda. L'année dernière, 90 % des participantes ont été placées avant même la fin du cours, une grande première. « Nous pouvons ainsi démontrer le potentiel inexploité de ces femmes », déclare Corinna. Crescenda salue vivement le fait que l'aide sociale met davantage l’accent sur l'intégration des femmes et mères. Maliha en est un bon exemple ; cette Afghane a fui l'Iran il y a cinq ans pour venir en Suisse avec sa fille, aujourd'hui âgée de 12 ans, et son fils de 9 ans. Une amie proche lui a recommandé de contacter l’association. Elle a appris l'allemand (y c. le certificat telc A2), suivi un cours d'informatique et complété la formation professionnelle chez Crescenda. Maliha apprécie beaucoup les échanges entre femmes. « J'ai rencontré beaucoup d'amies ici », confie-t-elle avec reconnaissance. Depuis janvier 2023, elle travaille au bistrot Crescenda. En Iran, elle a pu aller à l'école jusqu'à l'âge de 8 ans, puis plus du tout. À 18 ans, elle s'est mariée et est devenue mère. « Grâce à Crescenda, je peux acquérir de l'expérience en restauration, j’aime travailler dans le service », affirme-t-elle. Interrogée sur ses souhaits futurs, elle répond qu'elle aimerait améliorer son allemand pour avoir encore plus de chances sur le marché du travail et trouver un emploi fixe en dehors de l’association.

Collaborer avec des partenaires sociaux

« Il est important que nous nous coordonnions avec les services sociaux et les autres autorités, car les évaluations ne sont pas toujours partagées. » Crescenda constate souvent que les femmes découvrent les limites de leur univers à domicile grâce à la formation professionnelle. « Les femmes sont engagées toute la journée, le cours est assez intense. Mais on sent qu’elles retrouvent leur énergie », relate Corinna. En ce qui concerne la création d’entreprise, l'aide sociale se montre toujours assez réticente, bien que Crescenda ait eu de nombreuses expériences positives avec des communes. « Pour de nombreuses femmes, c'est la seule possibilité de gagner de l'argent », explique Corinna en citant l'exemple d'une participante somalienne qui, malgré ses problèmes de santé, a pu créer un service de take-away et devenir ainsi un modèle pour sa famille. Crescenda comprend que l'aide sociale ne souhaite pas encourager l'indépendance précaire, mais juge important d'examiner chaque situation individuelle, car l’approche permet à l’aide sociale de réaliser des économies sur le long terme.

Le projet des coopératives, un nouveau modèle à succès

Suite à son séjour à New York, Corinna Zuckerman a ramené l'idée commerciale des coopératives en 2019 pour l’intégrer au sein de Crescenda, une opportunité très intéressante pour l'aide sociale, elle en est convaincue. « C'est une forme mixte entre activité indépendante et travail salarié, et il n'y a pas besoin de capital de départ. » En même temps, ce modèle offre une liberté organisationnelle et une grande marge de manœuvre aux femmes. Elles créent ainsi leurs propres alternatives sur le marché du travail, au lieu de devoir intégrer des structures existantes. « Il comporte à nouveau un aspect social, car les fondatrices se soutiennent et s'encouragent mutuellement », explique Corinna. La coopérative « flexifeen » a été fondée en octobre 2021. Il s'agit de la première coopérative de nettoyage et d'aide au quotidien en Suisse dirigée par des femmes issues de la migration. En plus des neuf fondatrices, la coopérative compte aujourd’hui onze collaboratrices. « Elles devraient atteindre cette année un demi-million de chiffre d'affaires et ont économisé à ce jour plus de 150 000 francs de prestations d’aide sociale. » Un bilan très réjouissant aux yeux de Corinna. Adèle est l'une des membres fondatrices et la présidente élue de « flexifeen ». Grâce à l'expérience d'empowerment chez Crescenda, cette femme de 44 ans a depuis lors fait plus de 20 apparitions publiques sur le thème des bas salaires et de la migration, est invitée à des tables rondes et donne des interviews à la radio et à la télévision. Elle s'engage dans divers organismes politiques et a récemment débuté un bachelor à la FHNW. Crescenda a reconnu ses compétences et lui a offert la possibilité de les développer et de les appliquer. Compte tenu de son programme d'insertion et de son réseau qui ouvre des perspectives aux participantes, Crescenda fournit une contribution très importante. Avec le recul, Adèle estime que « cette expérience lui a permis de se redécouvrir ».

En raison de la forte demande, Crescenda est actuellement en train de préparer le déploiement du projet de coopérative à l’échelle nationale. L'association souhaite développer des modèles d'entrepreneuriat social, « une démarche qui exige d’expérimenter le concept en détail », sourit Corinna. Fidèle à son image innovante, l'association fêtera ses 20 ans en 2024.

Iris Meyer 
Rédactrice