L'Association de Défense des Chômeurs de Neuchâtel (ADCN) a pour but la défense des intérêts collectifs et individuels des chômeurs et demandeurs d'emploi.
Dossier

Quel est le vécu des personnes entre la fin de droits et le recours à l’aide sociale ?

04.06.2023

Les frontières entre emploi, chômage et aide sociale ne sont plus aussi rigides. À Neuchâtel en 2021, 66% des bénéficiaires de l'aide sociale travaillaient ou étaient à la recherche d'un emploi. Bon nombre des personnes au chômage que nous rencontrons à l'ADCN ont déjà eu recours à l'aide sociale avant d'atteindre la fin de leurs droits, soit en raison de sanctions pour des manquements à la loi sur l'assurance-chômage, LACI, qui les ont privées d'indemnités de chômage, soit parce qu'elles gagnaient trop peu d'argent dans des emplois précaires.

Malgré une évolution des mentalités quant à la stigmatisation des bénéficiaires de l’aide sociale, la perspective d’avoir recours à ce qui constitue le dernier filet social demeure effrayante. Cette peur est déjà présente dans l’esprit de beaucoup de travailleuses et travailleurs qui se sentent menacés par le chômage et elle augmente d’un niveau quand on se retrouve sans emploi. Elle a déjà un impact dans les rapports de travail et dans l’implication que les personnes au chômage mettent dans leurs recherches d’emploi. Elle est utilisée comme une menace tacite pour que les chômeurs quittent au plus vite le chômage, afin de diminuer le dommage fait à l’assurance. À l’ADCN, nous rencontrons encore beaucoup de personnes prêtes à conserver ou à accepter des emplois précaires, pour ne surtout pas « tomber à l’aide sociale ».

« J’ai peur, qu’une fois arrivée à l’aide sociale, je n’en sorte plus jamais ! » 

Carolina, 56 ans

« J’ai peur qu’on m’expulse de la Suisse. Je ne saurais pas où aller et ma fille ne connaît que ce pays. Elle ne comprendrait pas. Alors, j’ai fait des ménages même si j’ai un doctorat en sciences » Nadja, 46 ans.

En échangeant avec ces personnes, elles réalisent que cette peur qui les submerge est souvent irrationnelle. Néanmoins, nous restons souvent démunis.es en tant que travailleuses et travailleurs sociaux. face à ces réactions, car ces peurs nous habitent aussi et nous ne pouvons pas éthiquement promettre que ça ne se terminera pas comme ça !

La stigmatisation du chômage est déjà présente chez les personnes que nous rencontrons. On peut donc imaginer la honte ressentie, lorsqu'il faut avoir recours à l’aide sociale.

« J’ai fait mes 18 mois de chômage et quand je suis arrivée en fin de droit, il a fallu passer au service social. Pour moi, c’était la fin du monde. C’était la honte, je ne voulais absolument pas être aux sociaux, parce que je pensais que c’était juste pour « les Cassos ».  Je ne voulais pas faire partie de ces gens-là ! je ne voulais pas qu’on me voit entrer dans les locaux, je ne voulais pas qu’on le sache. »

Lorena 62 ans

« Je ne suis pas une cassos ! » Cette expression rentrée dans le langage courant, désigne une personne paumée, idiote, décalée, voire une racaille. Ce n’est pas anodin que ce terme qui désignait auparavant une situation de précarité se soit transformé en insulte. Souvent, les chômeurs en fin de droit le prennent comme tel. Ils se sentent insultés et humiliés, victimes de leurs propres préjugés.

Ce sentiment est amplifié, car une fois arrivée à l’aide sociale, comme il le fait avec des criminels, l'État rentre dans leur intimité et leur demande des comptes. Avec qui vivez-vous ? Combien y a-t-il sur votre compte bancaire ? Est-ce que votre enfant en apprentissage peut participer aux frais du ménage ? Si l'on peut comprendre pourquoi une enquête doit être faite sur la personne qui requiert l'aide sociale, pour lui attribuer une aide financière publique, ce processus n'en demeure pas moins violent et dégradant. Les personnes concernées vivent ce passage comme une tutelle non consentie, qui les prive de leur intimité et qui limite leur pouvoir d’agir. Elles se sentent à la merci d'un État et d'un système sur lequel elles n'ont pas prise et contre lequel elles ne peuvent pas se lutter.

« Demander l’aide sociale, c’était un vrai choc ! Comme si on m’avait retiré ma dignité. »

Carolina, 56ans

« Dans les journaux, on voit que le chômage est historiquement bas et que seule une minorité ne trouve pas d’emploi. Je n’en peux plus de faire partie de la minorité, je veux être comme tout le monde. »

Joe, 46 ans

« Quand je suis arrivée à l'aide sociale, j'étais tellement déprimée que je ne regardais plus mon compte bancaire. Après quelques mois, j'ai vérifié et j'ai remarqué que l'aide sociale avait oublié de me verser de l'argent. Lorsque j'en ai informé mon assistante sociale, elle m'a dit que si j'avais réussi à vivre sans cet argent, ils ne me le verseraient pas ! J'ai écrit à la direction qui m'a informée que l'aide sociale ne payait pas avec effet rétroactif. Je me suis sentie comme une moins que rien, comme si je n'avais plus de droits. »

Lorena, 62 ans

Il nous arrive également de rencontrer des personnes qui n'auraient jamais imaginé devoir recourir à l'aide sociale, notamment à la suite d'un divorce ou durant la crise sanitaire du Covid-19, par exemple. Ce sont des citoyen.ne.s qui vivaient dans un certain confort matériel, sans préoccupations administratives particulières, et qui se retrouvent frappé.e.s de plein fouet par la précarité. Ils/Elles sont choqué.e.s quand ils/elles réalisent qu'avant de recevoir de l'aide, ils/elles doivent liquider toutes leurs économies et prouver à quel point ils/elles sont dans le besoin. Eux/Elles aussi sont victimes de leurs préjugés, pensant que l'aide sociale est distribuée largement à quiconque la demande.

Il y a aussi le terrible sentiment d'injustice de ceux qui, hautement qualifiés, ne devraient "logiquement" pas se retrouver à l'aide sociale. Les bons élèves, ceux qui ont fait de longues études, qui ont suivi avec application les formations du chômage et qui parlent plusieurs langues...Ils se sentent trahis par une société qui valorise les diplômes et la formation, mais qui ne leur offre pas de débouchés et ne tient pas ses promesses.

« J’étais en colère ! Quand mon parcours académique s’est interrompu après mon post doc, toutes les portes se sont refermées. Pourtant, j’avais fait tout ce qu’on attendait de moi. »

Nadja, 46 ans

La solitude, l'isolement et la dépression sont des réalités que nous rencontrons tous les jours à l'ADCN. Ces problèmes affectent les chômeur·euses en fin de droit, les affaiblissent, leur font perdre confiance et les rongent petit à petit. Même si le temps d’introspection qui nous a été octroyé durant la crise sanitaire a fait entrevoir un possible changement dans la vision que nous avions du monde, du travail et de la solidarité, les vieux réflexes sont revenus au galop.

À l’ADCN, nous recevons des gens de tous les horizons et leurs réactions ne sont pas homogènes face à l’aide sociale. Certains sont bouleversés ou fatalistes, d’autres ont l’habitude, mais jamais personne ne nous dit « j’y ai droit », contrairement au chômage. Pour eux, le chômage reste un droit et on reste digne quand on fait valoir ses droits, alors que le recours à l’aide sociale s’apparente à de la charité, ce qui vous met en situation d’infériorité et peut vous enlever votre dignité.

Comme rempart à ces situations, nous avons choisi, à l’ADCN, la solidarité, dans l'espoir de recréer du lien social entre les personnes qui se sentent isolées ou abandonnées. Chaque semaine, des bénévoles convaincus qu'il est nécessaire de s'entraider, viennent soutenir celles et ceux qui en ont besoin et apporter un peu d’'humanité là où il en manque cruellement.

Même si la question financière est évidemment cruciale, elle ne doit pas faire oublier toutes les autres considérations. Vivre avec le strict minimum dans un pays où tant de personnes sont riches et où le coût de la vie est élevé isole. Être pauvre demande beaucoup de ressources et d'énergie. Cependant, j'ai le sentiment que les chômeur·euse·s arrivant en fin de droit sont souvent préparé·e·s à vivre avec peu de moyens. Le système D est déjà en place, et on observe beaucoup de solidarité en ce qui concerne les besoins de base.

A l’'ADCN, nous sommes constamment surpris·e·s par la créativité et la résilience dont font preuve ces personnes, malgré l'adversité. En les accueillant gratuitement, telles qu’elles sont, et en restant à leur écoute, nous gagnons leur précieuse confiance et apprenons à mieux les accompagner.

*les prénoms ont été modifiés.

 

Aïcha Schütz
Association de Défense des Chômeurs de Neuchâtel