L’Artothèque VU.CH vise à valoriser par la pratique artistique des personnes en situation de précarité atteintes dans leur santé psychique. La collection de l’artothèque est composée d’œuvres créées par 47 artistes touchés dans leur santé psychique.
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Santé mentale et précarité : au-delà de l’engrenage

04.03.2024
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Le 30 novembre 2023 s’est tenue la traditionnelle journée d’automne de l’Artias, sur le thème de la santé mentale et de la précarité. L’occasion de se questionner sur les liens entre ses deux notions, mais aussi sur ce qu’elles nous disent sur notre société de manière plus générale.

La dernière journée d’automne de l’Artias a fait salle comble. La santé mentale est en effet un thème d’une grande actualité, qui préoccupe politiques, professionnel-le-s, journalistes et grand public, depuis que la pandémie de COVID-19 l’a remis sur le devant de la scène. On observe que la détresse psychologique a augmenté ces dernières années, et on s’en inquiète à juste titre.

Précarité et santé mentale : une influence réciproque

Mais il serait faux de réduire la question de la détérioration de la santé mentale à sa dimension « actuelle ». Dans son exposé, la sociologue de la santé Claudine Burton-Jeangros a rappelé que c’est dans les années 80 que la précarité a fait son grand retour dans nos sociétés occidentales, après avoir été largement éclipsée pendant les Trente Glorieuses. La sociologue définit la précarité comme « un espace de fragilité et de vulnérabilité sociale et économique », marqué par un « rapport incertain à l’avenir ». Ainsi, un ensemble de nouveaux risques sociaux a émergé, liés au monde du travail, aux nouvelles compositions familiales ou encore au logement. Les individus exposés à ces nouvelles difficultés y font face en fonction de leurs ressources. C’est là qu’intervient le « gradient social de la santé mentale », car selon son statut social, chacun ne sera pas impacté de la même manière dans sa santé mentale par ces évolutions. Les symptômes dépressifs, par exemple, sont fonctions du niveau de formation des individus, tout comme le sentiment de découragement.

Dans son expérience de terrain, le docteur Stéphane Morandi, médecin cadre au service de psychiatrie communautaire du CHUV, observe également l’importance du lien – un lien réciproque – entre problématique sociale et santé mentale. Si la santé mentale a une dimension biologique et médicale, elle dépend aussi fortement de l’environnement dans lequel l’individu évolue (travail, vie de famille, contexte politique). Un passé migratoire ou l’expérience du chômage, par exemple, a une influence sur la santé mentale. Dans l’autre sens, le fait d’avoir une santé mentale fragilisée ou de souffrir des troubles psychiques peut avoir un effet sur le plan social : « Lorsqu’on est déprimé, on se sent beaucoup plus fatigué, on a beaucoup moins d’envies, on a beaucoup moins d’énergie, on va avoir des difficultés à sortir de chez soi, à rencontrer ses amis, sa famille, et finalement, la dépression peut conduire à l’isolement. » Dans d’autres cas, les conséquences peuvent également être la perte de l’emploi ou du logement, le surendettement, etc.

Collaboration santé-social : voix du terrain

L’Artias a souhaité que cette journée d’automne soit une contribution au dialogue entre santé et social. C’est pourquoi l’après-midi, le micro a été donné à des professionnels du terrain, afin de bénéficier d’un regard sur les défis de l’interprofessionnalité depuis la pratique.

Dans le service social du CMS de Sion-Hérens Conthey où travaille Morgane Perruchoud, assistante sociale d’insertion, 20 à 30 % des bénéficiaires sont atteints dans leur santé mentale. Certains sont diagnostiqués et bénéficient d’un suivi psychothérapeutique, tandis que d’autres, qui ne sont pas suivis médicalement, peuvent avoir un comportement qui laisse deviner l’existence probable de troubles psychiques sous-jacents. C’est vis-à-vis de ce dernier groupe que les assistantes sociales sont le plus désarmées. Les défis, systémiques et personnels, sont nombreux : comment faire face à des situations de décompensation à la réception du service ? Lorsqu’on soupçonne un trouble psychique, faut-il obliger le bénéficiaire à participer à une mesure d’insertion même s’il n’a pas de certificat médical ? Les sanctions ont-elles une utilité dans ce genre de situation ?  Pour Morgane Perruchoud, si les ressources existent (intervisions, supervisions, réseau interprofessionnel, etc.), les services sociaux gagneraient à outiller davantage leurs collaborateurs en leur proposant des formations dans le domaine de l’intervention psychiatrique. 

Mélanie Piñon, coordinatrice des soins pour les hébergements d’urgence aux HUG et adjointe scientifique à la Haute école de santé de Genève, a présenté la consultation infirmière en santé communautaire pour personnes sans abri à Genève. Ce projet est destiné à des personnes qui souffrent dans leur majorité de troubles psychiques et dont l’accueil dans les hébergements d’urgence est très compliqué. Pour les accompagner, les professionnels de la consultation ont travaillé sur la collaboration entre santé et social : « en retirant nos casquettes « santé » ou « social », et en travaillant ensemble sur une situation commune avec des objectifs communs, nous mobilisons une intelligence collective pour résoudre des problèmes et accompagner des personnes », a expliqué Mélanie Piñon. Un aspect central est la prise en compte et la validation de la souffrance psychosociale des personnes. Autrement dit, ce ne sont pas uniquement des éléments de santé qui sont pris en considération, mais la situation dans sa globalité, de façon à construire un projet sociosanitaire avec chacun.  

Le travail social en santé mentale est traversé par de nombreux enjeux et défis. Sabine Corzani, responsable du Service social et de la Plate-forme de soutien pour les Proches du Réseau fribourgeois de santé mentale (RFSM), a notamment relevé qu’en santé mentale, le risque d’engrenage est fort et l’importance d’agir de façon préventive à la fois sur les enjeux sociaux et sur les enjeux de santé. Une autre problématique est celle de la stigmatisation des troubles en santé mentale, qui repose sur des préjugés autour des personnes concernées mais aussi sur les dispositifs de soins, ce qui entrave l’accès aux soins et amène des défis dans la collaboration entre professionnels.

 Qu’est-ce qui nous est commun au-delà de ces engrenages ? 

Dans sa conclusion de la journée, le travailleur social en santé mentale et enseignant de philosophie Thierry Gutknecht a rappelé les limites d’une vision des problèmes de santé mentale et de précarité uniquement centrée sur l’individu. L’orateur fribourgeois a invité le public à tirer des nouvelles connaissances acquises durant la journée un questionnement sur le fonctionnement de notre monde : « Qu’est-ce qui nous est commun au-delà de ces engrenages ? ». Une réflexion à mener (ou continuer à mener) dans le travail social, le travail des soins, et la société dans son ensemble. 

L’Artothèque VU.CH 

L’Artothèque VU.CH est le fruit d’une collaboration entre les Ateliers de réhabilitation du Service de psychiatrie communautaire du Département de psychiatrie et les activités culturelles du CHUV. Ce projet vise à valoriser par la pratique artistique des personnes en situation de précarité atteintes dans leur santé psychique. La collection de l’artothèque est composée d’œuvres créées par 47 artistes touchés dans leur santé psychique. Ces œuvres sont prêtées et exposées afin de rendre visible et de faire exister cette production artistique. Isabelle Cuche-Monnier, médiatrice culturelle des Ateliers de réhabilitation et intervenante à la journée d’automne, explique : « Certains n’étaient pas artistes au départ et se sont recréé une identité au fil de leur parcours de rétablissement. L’Artothèque leur permet d’exister dans cette nouvelle identité. » 

Amanda Ioset
Secrétaire générale de l’Artias